D'UN ART SUPÉRIEUR
Foyer vivant du premier romantisme allemand, la
pensée de Novalis ne cesse de nous surprendre par
sa richesse et sa radicalité. En nous offrant
aujourd'hui une traduction des Fragments
logologiques, Allia poursuit son travail d'édition
critique des œuvres fragmentaires.
Le monde doit être romantisé, de Novalis, traduction et présentation d'Olivier Schefer, Allia, 6,10 €
En même temps qu'un grand poète, Novalis
fut un grand penseur. Bien qu'il soit
difficile, en l'occurrence, de séparer les
deux figures – l'activité poétique et la
spéculation philosophique se mêlent
toujours chez lui –, il faut savoir
qu'avant d'écrire ses poèmes et ses récits
les plus célèbres (Hymnes à la nuit, Henri
d'Ofterfingen), le jeune romantique se
passionna pour la philosophie. Pendant
plusieurs années, comme son ami Friedrich
Schlegel, Novalis s'est principalement
nourri des œuvres de Kant et de Fichte :
on est donc loin de l'image du poète à la
fleur bleue, préoccupé avant tout de
mystique et indifférent aux raisonnements
logiques. Les fragments rassemblés dans ce
petit volume – qui prendront place dans le
deuxième tome des œuvres complètes
[1]
– ont été écrits pendant le premier semestre de
l'année 1798 : Novalis vient de commencer
des études scientifiques et techniques à
l'Académie des mines de Freiberg
[2],
et il participe en même temps aux activités du
groupe romantique et en particulier à la
fondation de la revue Athenaeum (en août
la première rencontre du groupe a lieu à
Dresde). Ce contexte biographique explique
le mélange détonant de considérations
littéraires et de réflexions scientifiques
que l'on trouve dans ces fragments. Plus
que de « réflexions », il faudrait
d'ailleurs parler ici d' «
expérimentations ». À chaque ligne, le
poète expérimente – et avant tout sur lui-même.
Sensations, pensées, rêves,
concepts, tout est matière à recherche, à
critique (définie par les romantiques
comme l'activité infiniment auto-réflexive
de la pensée). Il s'agit de « se traverser
soi-même », en considérant l'union
contradictoire du corps-esprit comme un
chaos dont il faut brasser et organiser la
matière mouvante et diverse. Le départ de
la pensée romantique est donc
philosophique, mais sur le mode
expérimental : « Ici naît cette réflexion
vivante qui, traitée avec beaucoup de
soins et d'attentions, va par la suite se
déployer elle-même en un univers spirituel
infiniment formé (…). C'est le début d'une
authentique traversée de soi-même que
l'esprit effectue sans fin ».
La présente traduction restitue le style
même du travail d'écriture fragmentaire
propre au romantisme. Quelques temps après
l'avoir rédigé, Novalis a relu l'ensemble
et sélectionné les pages qu'il voulait
reprendre dans une suite comparable aux
Grains de pollen publiés dans Athenaeum.
Il a raturé certains fragments (mis ici
entre crochets) et en a souligné d'autres,
dignes selon lui d'être retravaillés et
publiés. En conclusion, Novalis explique
d'ailleurs sa démarche : « L'essentiel est
encore très fruste. De nombreuses choses
appartiennent à une grande idée de la plus
haute importance. (…) En progressant, bien
des choses se sont avérées insignifiantes
apparaissant sous une tout autre lumière –
de sorte que je n'aurai rien accompli
isolément, avant d'être venu à bout de la
grande idée qui change tout ». L'écriture
fragmentaire n'a pas pour fonction de
produire des aphorismes exprimant un point
de vue définitif sur telle ou telle
question, mais d'ouvrir des perspectives,
de générer des pensées nouvelles qui, même
si elles sont imparfaites et limitées,
accouchent de cette « grande idée », ici
seulement entr'aperçue. Dans une lettre à
Friedrich Schlegel, Novalis évoque
également l'existence de celle-ci, sans
l'exposer. Nous voilà donc d'une certaine
façon contraints et forcés à traverser
cette masse d'esquisses afin de peu à peu
la discerner et d'en faire notre propre
usage…
Une piste pourrait être celle que ne cesse
de frayer Novalis à travers tous ces
fragments : partie de Fichte, elle conduit
au cœur de la démarche romantique, qui
s'articule autour de l'idée d'
« auto-éducation ». Limité, le Moi s'exprime
en fragments, et l'auto-éducation consiste en
une réflexivité infinie qui conduit
l'individu à se perfectionner, à
s'augmenter. Le philosopher – tel que
Fichte l'a révélé – est « entretien avec
soi-même », et « authentique auto-révélation
– l'irritation du moi réel à
travers le Moi idéal ». Novalis écrit
aussi : « Ce fait est indémontrable.
Chacun doit en faire par lui-même
l'expérience. C'est un fait d'un genre
supérieur que seul l'homme supérieur va
rencontrer ». Or Fichte avait surtout mis
l'accent sur l'influence du Moi sur le
Non-Moi. L'un déterminait l'autre, d'une
façon quasiment despotique (l'homme étant
infiniment supérieur à la nature). Pour
les romantiques, il devait y avoir
également une détermination du Moi par le
Non-Moi, de l'esprit par le monde. Novalis
parle à ce sujet de « partie pratique »
centrée sur « l'auto-éducation du Moi
permettant cet échange ». On voit donc
qu'au-delà de la théorie philosophique le
romantisme cherchait une pratique orientée
vers la réalité du monde, ce qui conduisit
Novalis à l'étude patiente et raisonnée
des sciences.
D'autre part, comme chez Schiller, cette
éducation devait être « esthétique ». Dans
sa postface, Olivier Schefer insiste
justement sur ce point
[3].
Fichte, écrit Novalis, fut l'inventeur d'une
« manière totalement neuve de penser », mais
le romantisme désire pousser ce philosopher
plus loin, en fondant une poétique
nouvelle. « De merveilleuses œuvres d'art
peuvent en résulter – si l'on commence à
prolonger le fichtéiser de manière
artistique ».
Qu'est-ce donc que l'art romantique alors
? « Devenir un homme est un art », écrit
encore Novalis. Le romantisme ne serait-il
pas la première esthétique moderne qui se
soit saisie du sujet comme d'une œuvre à
accomplir, patiemment, au quotidien,
renouant en cela avec une tradition
philosophique ancienne ? Au-delà de la
création d'œuvres littéraires, la
romantisation se rapprocherait de ce que
Foucault a appelé, dans ses ultimes recherches
[4],
une « esthétique de
l'existence » accordant au sujet toute la
latitude pour améliorer ou changer sa vie.
Ce serait là, peut-être, la « grande idée »
de Novalis. À expérimenter soi-même…
© Laurent Margantin
[1]
Nous avions rendu compte de la
parution du premier volume dans le numéro
797 de la Quinzaine littéraire, décembre
2000.
[2]
Cf. Jean Lacoste, Novalis à l'Académie
des mines, La Quinzaine littéraire numéro
770, 1–15 octobre 1999.
[3]
Le traducteur fera paraître en février un
ouvrage intitulé Poésie de l'infini.
Novalis et la question esthétique,
Bruxelles, La Lettre volée.
[4]
Cf. Michel Foucault, L'Herméneutique du
sujet. Cours du Collège de France, 1981–1982,
Gallimard/Seuil, 2001.
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