UNE ENCYCLOPÉDIE ROMANTIQUE
Novalis fut non seulement poète,
romancier, mais également géologue,
assesseur des salines de Thuringe, esprit
interdisciplinaire avant la lettre. En
témoigne l'un de ses travaux les plus
importants, le Brouillon général, écrit
il y a de cela deux siècles, qui tente
d'aller au-delà des séparations entre les
disciplines.
Le brouillon général, de Novalis, traduction d'Olivier Schefer, éditions Allia, 349 p., 21,34 €
Au moment de s'engager dans la fondation
d'une « encyclopédistique », Friedrich von
Hardenberg, dit Novalis (pseudonyme qu'il
choisit pour la publication de certains de
ses fragments dans la revue l'Athenäum
des frères Schlegel) a commencé des études
scientifiques (minéralogie, géologie,
mathématiques, chimie et physique) à
l'Académie des mines de Freiberg. Nous
sommes en 1798. Ce contexte biographique
et social est important : Novalis suit
alors les cours du célèbre géologue
Abraham Gottlob Werner, qui présente à ses
auditeurs une « encyclopédie des arts de
la mine ». C'est à ce moment que son
élève, très certainement stimulé par ces
cours, développera l'idée d'une
encyclopédie nouvelle, nouvelle en ce
qu'elle rassemblera et multipliera les
savoirs en respectant la diversité et la
complexité du monde, à l'exemple de la
classification minéralogique qui se doit
de recueillir le mélange des minéraux.
Le Brouillon général de Novalis avait
été déjà traduit par Maurice de Gandillac il
y a plusieurs années : seulement, l'ensemble
avait été mêlé à des extraits d'autres
cahiers, divisé en chapitres (par matières
: philosophie, sciences de la nature,
etc.) et rassemblé sous le titre L'encyclopédie
[1].
On sentait là la volonté
de ramener l'écriture romantique à
l'impératif de clarté et d'ordre des
Lumières, pour lesquelles la
classification et la séparation des
savoirs étaient primordiales, et on
perdait ainsi l'œuvre de Novalis, son sens
et sa particularité. Cette traduction
nouvelle respecte la dimension
volontairement inachevée et disons-le
chaotique de l'entreprise sans doute la
plus extraordinaire du premier romantisme
allemand.
C'est en effet une espèce de « chaologie »
que développe le poète, qui tente de
rassembler et d'harmoniser les sciences et
la littérature, la raison et la religion,
la perception du détail et l'infini auquel
il participe. Plus qu'un livre ou qu'une
œuvre, on se rend compte que le « brouillon »
est une suite d'exercices pour
dégager une nouvelle logique susceptible
d'articuler les éléments contradictoires.
Le savoir et la vie doivent se confondre,
de là découlerait cette « religion de
l'univers visible » que Novalis appelle de
ses vœux. Parmi les disciplines
privilégiées, il y a la médecine, et bon
nombre de remarques concernent les
conditions physiologiques dans lesquelles
telle observation scientifique a pu être
faite ou telle œuvre littéraire écrite. Le
corps – comme le remarque justement
Olivier Schefer dans son introduction –
est donc partie prenante dans
l'élaboration du savoir, il s'agit de
fonder une encyclopédie qui intègrerait le
sujet tout entier dans l' « organon
scientifique ». Par ailleurs,
l'encyclopédie n'a pas pour tâche de
rassembler le savoir déjà existant, mais
de créer de nouvelles connaissances, et se
fonde sur un « art d'inventer ». Celle-ci
engage la création de nouveaux organes
capables de faire de nouvelles découvertes
. En régulant l'usage, l'attention, qui
est une faculté « à localiser
l'excitabilité dans l'organe – à la
répartir volontairement dans celui-ci – à
la concentrer en un ou plusieurs points
(…) ou bien encore à la disperser (…) en
d'innombrables points ». L'invention est
ici rendue possible par la capacité de
varier les points de vue à l'infini.
L'encyclopédie romantique serait donc un «
système-corps » ouvrant l'esprit à la
variété de la matière, d'où la nécessité
de ce que son fondateur appelle une «
encyclopédistique », stimulant et
organisant les variations. Novalis
recourt à certains modèles mathématiques
pouvant permettre d'articuler cette
encyclopédistique : l'un d'eux, central,
est la combinatoire leibnizienne,
qu'explore le poète pendant l'écriture du
Brouillon général.
[2]
La combinatoire est en
effet la science des variations, des
permutations et des transformations grâce
à laquelle l'instabilité de la matière et
de la pensée peut être figurée, organisée.
Car ce chaos de notes et de réflexions que
nous a laissé Novalis est traversé par la
recherche d'une cohérence inédite,
fluctuante et dynamique, et on est surpris
à chaque ligne, à chaque page, de pouvoir
constater le caractère novateur et ouvrant
de chacun des fragments, notamment en ce
qui concerne l'organisme humain comme
générateur d'une pensée nouvelle,
romantique, c'est-à-dire ouverte sur
l'infini : « Le corps organique est une
synthèse de degré et de quantité –
d'énergie et de figure. Chaque changement
de degré est lié à un changement de
figure. Le plus haut degré produit une
accord supérieur – le plus bas, un accord
inférieur. Le degré résulte d'une force
interne modifiée. Une matière ne peut être
saturée de force. » Plus que de commenter
de telles lignes, aux nombreux mots
soulignés pour indiquer la tension qui les
traverse, il s'agirait ici de discerner le
geste, les gestes effectués par Novalis au
fil de sa propre réflexion, et de les
reprendre, comme dans une gymnastique de
l'esprit (on pense ici aussi à Valéry dont
les cahiers sont souvent proches de
l'inspiration romantique), pour en saisir
les forces, pour les pousser plus loin,
pour en expérimenter soi-même la dynamique
intellectuelle.
S'appuyant sur l'édition allemande qui
fait autorité et – pour son appareil
critique – sur les ouvrages lus par le
poète ainsi que sur des travaux de
recherche récents qui ont mis l'accent sur
la modernité de Novalis, la présente
traduction du Brouillon général permet
au public français de découvrir ou de
redécouvrir une œuvre essentielle et
stimulante, une œuvre qui n'est pas
refermée sur elle-même pour un un lectorat
seulement « littéraire », mais ouverte à
tous les grands novateurs de demain,
qu'ils soient géologues, mathématiciens ou
poètes – ou bien tout cela à la fois.
Laurent Margantin
Texte paru dans la Quinzaine littéraire numéro 797, décembre 2000
[1]
Aux Editions de Minuit, 1966.
[2]
Sur la combinatoire et la classification
des minéraux, cf. notre ouvrage, Système
minéralogique et cosmologie chez Novalis,
ou les plis de la terre, Paris,
L'harmattan, 1998.
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